J67-79 : faire du vélo n’est pas si facile

Santa Barbara est une petite ville quelconque écrasée sous la chaleur. Ici, pas d’hostel pour backpackers vegan ni de bar branché avec menu bilingue, mais seulement la réalité quotidienne d’une bourgade chilienne. Félix et moi sommes probablement les deux seuls touristes dans la ville. C’est finalement ici que je me suis rendu compte que la Patagonie, malgré (ou grâce à) sa réputation de grands espaces sauvages, est quand même extrêmement touristique. Depuis mon départ d’Ushuaia, il y a environ deux mois, Santa Barbara est ma première ville étape où le tourisme n’a pas de rôle dans l’économie locale.

Pour être honnête, ce n’est pas le genre de ville où j’aurais prévu de m’arrêter, mais mon estomac en a décidé autrement. La chaleur des derniers jours nous a fait prendre de l’eau dans les ruisseaux, et ma flemme m’a poussé à ne pas la traiter (alors que j’ai un filtre…). Heureusement que Félix a trouvé une pension où nous pouvons nous réfugier le temps de retrouver des couleurs. Les autres occupants sont des saisonniers ou des travailleurs attendant de trouver un logement, donc nous détonnons un peu ; mais le tarif est honnête et nous avons une chambre avec deux lits rien que pour nous (et des toilettes sous la main, pratique vu notre état).

Après deux jours à tourner en rond à moitié assommés par la chaleur, il est temps pour nous de repartir. Non pas que nous soyons guéris (ça me durera encore deux jours), mais notre santé mentale est en jeu. Le premier jour en dehors de Santa Barbara est de toute façon assez facile étant donné qu’il s’agit de contourner les montagnes par la plaine. Nous avançons donc vaillamment malgré les pauses impromptues qui s’imposent à nous, et en début d’après-midi nous arrivons à Antuco. Comme nous rêvons d’un repas simple à base de riz, nous décidons de manger au restaurant, où Félix s’apercevra de l’absence de sa carte bleue. Nous passons donc une partie de l’après-midi autour du WiFi, pour lui laisser le temps d’aviser pour la suite. En moins d’une semaine, j’ai cassé mon téléphone, nous sommes tombés malades, et Félix a perdu sa cb : serions-nous maudits ?

Félix décide de rester à Antuco pour la nuit, et de passer la frontière en faisant du stop. Ça faisait de toute façon quelques jours que la fatigue accumulée se faisait sentir chez lui et qu’il pensait faire un peu de stop pour avancer, et la perte de sa cb l’achève. Je décide de continuer un peu pour pouvoir passer la frontière le lendemain. Nous faisons donc nos adieux, nous souhaitant mutuellement plein de bonnes choses et sachant qu’on devrait se revoir vers le nord vu que nous avons peu ou prou le même planning. C’est donc seul que je repars en direction du parc du volcan Antuco et de la frontière. Peu après, la route commence à monter plus franchement, se transforme en piste puis le faux plat disparaît au profit d’une vraie ascension. Je me sens faiblard et je suis obligé de m’arrêter au milieu de la montée, laissant les trois derniers kilomètres pour le lendemain. J’ai horreur de faire ça, mais parfois ça ne se passe pas comme on veut… (je me plains, mais j’aurais tout de même fait 100km aujourd’hui).

La nuit est délicate : malgré mes meilleures efforts mon matelas est toujours percé, et même si je commence à devenir meilleur à dormir à même le sol ça reste peu confortable ; cumulé à un retour en force de la maladie (pour une raison inconnue, je suis plus malade le soir et la nuit que la journée), ça fait que je repars le matin en me sentant peu reposé. C’est quand même dommage sachant que je dois terminer une ascension avant de suivre plusieurs dizaine de kilomètres de piste coincée entre un lac et un énième volcan et sableuse au possible. Le paysage est désolé et le sable noir semble se refléter dans le ciel chargé de nuages. Le long de la route se succèdent de petites croix qui marquent les emplacements où sont morts 44 conscrits chiliens, piégés par un blizzard lors d’un exercice hivernal de l’armée en 2005. Rien autour de moi ne respire la joie de vivre, et mon mental est aussi gris que ce qui m’entoure, Qu’on ne s’y trompe pas : le coin est magnifique, et je suis loin d’être lassé des volcans. Mais la fatigue, l’impossibilité que j’ai de manger et la difficulté de cette piste où je dois plusieurs fois pousser le vélo ne me rendent pas la tâche facile. Je me pose aussi des questions pour le nord de l’Argentine et la Bolivie, qui ont la réputation de n’être que sable et désert. Mais pour le moment je savoure comme je peux le moment présent, même si j’ai presque une pointe de jalousie lorsque Félix me fait de grands signes alors qu’il me double dans un pick-up.

C’est un zombie qui atteint enfin le poste frontière chilien. Il n’est que 13h mais je suis prêt à rendre les armes et à dormir dans le coin, en espérant qu’une courte journée m’aide pour la suite. Je retrouve Félix, qui a été déposé à quelques kilomètres avant la frontière et qui vient de faire les formalités douanières, et il me persuade de continuer. Il repart en direction du col frontière pendant que je me dirige vers les conteneurs qui servent de locaux à la douane. J’en profite pour faire une petite pause et recharger mes bidons avant d’attaquer la suite : 600m de montée pour passer le premier col à plus de 2000 de mon voyage. Je rejoins Félix juste avant le sommet et nous terminons ensemble, avant de nous lancer dans la longue descente en Argentine. Comme le poste frontière argentin, qui est à 20km, ferme dans une petite heure, nous décidons de la jouer tranquille et de camper à mi-chemin.

Encore une fois la nuit est difficile (heureusement c’est la dernière nuit où je suis malade), donc le départ se fait tranquillement. De toute façon ça ne sert à rien de partir trop tôt comme il faudra attendre l’ouverture de la douane Argentine, que nous atteignons après une dizaine de kilomètres de piste. Nous obtenons sans difficulté notre visa, mais les gardes nous disent tout de même que nous n’aurions pas dû dormir entre les deux postes frontière. Comme je prévois de passer encore plusieurs fois la frontière, c’est bon à savoir pour la suite.

Félix souhaite toujours faire du stop pour aller plus vite. Il est clair : au premier pick-up qui va dans la bonne direction, il tente de demander au conducteur de le prendre. Mais nous sommes absolument seuls sur la piste, et finalement il passe toute la journée avec moi sur ce plateau désertique. La piste est assez médiocre et nous sommes toujours un peu fatigués donc la progression se fait sentir, même si une bonne partie se fait sur un faux plat descendant. Nous passons par un village paumé qui nous ravitaille en eau et en glace, et nous continuons de plus en plus lentement vers ce que nous espérons être un spot de bivouac confortable : le vent s’est levé et il n’y a aucun abri autour de nous. Au moment de nous arrêter, le premier pick-up de la journée passe… Et s’arrête pour Félix. Il m’abandonne donc à mon sort, et c’est seul que je tente de faire abstraction du vent. Le spot n’est pas si bon, mais je suis au milieu d’un canyon que la route traverse en balcon donc je sais que ce ne sera pas mieux ailleurs.

Avant de nous quitter, Félix et moi nous étions mis d’accord sur un hostel à viser pour Chos Malal – non pas qu’il y ait beaucoup de choix dans cette petite ville. Ma journée est donc plutôt simple : je dois finir la traversée de ce canyon, puis descendre dans la vallée pour retrouver la route 40 et Chos Malal. Même si je ne suis plus malade (enfin !), mon matelas est toujours crevé et je reste fatigué. Je décide donc de faire les cinquante kilomètres d’un bloc : je ne veux pas me poser de question, pas m’arrêter et repartir lentement, mais simplement rouler bêtement jusqu’à arriver à destination.

L’avantage de cette technique, c’est que j’arrive assez tôt en ville. Félix est plutôt surpris de me voir à 11h30, mais je suis assez heureux de pouvoir me préparer un vrai repas et de me lancer dans le remplissage de mes réserves qui ont été bien entamées par ces derniers jours. Pour une fois je ne tergiverse pas trop et choisi immédiatement de rester deux nuits, histoire d’avoir un jour de repos.

Le lendemain est donc un jour dédié à ne rien faire. Voyager à vélo (ou à pied) permet de réellement savourer ces moments de relâchement complet. C’est le seul moment où je peux rester toute la journée au lit et ne pas me sentir (trop) coupable à la fin. Cependant, je profite aussi de cette journée pour changer asses radicalement mes plans : j’avais prévu de continuer au nord sur la route 40 jusqu’à Mendoza, à 600km de là, mais finalement j’opte pour l’option chilienne. Mon nouveau but est maintenant se passer au Chili au prochain col sur la frontière, puis de suivre la côte, passer par Santiago puis revenir en Argentine vers Mendoza par le col suivant. C’est deux fois plus long, mais Mendoza m’attire assez peu et Santiago me semble être un meilleur endroit où faire les quelques modifications que je veux sur mon vélo. Félix, quant à lui, décide encore une fois d’essayer d’aller plus vite et de prendre un bus jusqu’à Mendoza ; encore une fois, il ne trouve pas ce qu’il veut et il doit rejoindre en vélo une ville plus au nord pour pouvoir avec un bus. C’est donc ensemble que nous repartirons demain.

Comme souvent le départ est difficile. Quand je suis en ville, ma motivation me fuit et je dois toujours me forcer à repartir. Félix et moi tergiversons toute la matinée, mais quittons finalement l’hostel… Pour nous arrêter un kilomètre plus loin prendre une glace. Mais finalement nous nous arrachons de notre léthargie et quittons Chos Malal en début d’après-midi, alors que le ciel bleu est brûlé à blanc par le soleil. Plutôt que de suivre la route 40, nous la quittons après quelques kilomètres pour monter sur les flanc du volcan Tromen. Nous voici déjà de retour sur une piste, que nous devons suivre pour ces 1500m de montée. Nous sommes dans nos bulles, chacun à son rythme. En début de soirée j’arrive finalement au petit refuge, un simple abri en bois qui fait parfaitement l’affaire pour nous protéger du vent, et j’attends Félix qui arrive peu après. Plus tard, des chevaux paturent autour de nous alors que le soleil se couche lentement sur le volcan et ses coulées de lave, et nous avons l’impression d’être dans un tableau bucolique peint par un peintre idéaliste.

Ce matin, c’est la séparation. Cette fois-ci Félix et moi nous quittons pour de bon, après trois semaines e’ cummun : il redescend en direction d’une petite ville pour prendre un bus, alors que je continue vers le nord pour retrouver la route 40. Ce sont donc nos seconds adieux, mais cette fois ça devrait être les bons. C’est seul que je me lance dans la longue descente qui serpente entre pampa et volcan pour me ramener dans la plaine et sur la route 40 qui court le long des contreforts des Andes.

La route 40 est une route mythique : route nationale Argentine, elle traverse l’intégralité du pays, du sud au nord, en suivant le pied des Andes. Dans sa grade majorité, elle transperce la pampa, reliant entre eux de petits villages perdus. Le bitume est minoritaire, la piste est souvent mauvaise, et le vent et la chaleur contrebalancent largement le peu de dénivelé. Le gouvernement est dans une phase de modernisation de cette route, et maintenant il y a beaucoup plus de secteurs goudronnés que ce n’était le cas il y a quelques années. D’ailleurs je rejoins la route sur un de ces secteurs, et profite de l’absence de vent pour avancer comme je peux malgré un col à passer. Au sommet, s’en est fini du goudron et je retrouve une mauvaise piste. Ce n’est pas très grave car je termine la journée par la descente, mais je sais que demain ce ne sera pas si joyeux. Je campe à la belle étoile dans une clairière de sable au milieu d’une coulée de lave, tentant comme je peux de rationner mon eau. Je passerai une bonne partie de la nuit au chaud hors du sac de couchage, ce qui n’est pas de bon augure pour le lendemain…

Entre l’horizon où se lève le soleil et la route, il n’y a que de la pampa et absolument rien pour ralentir un peu l’arrivée des rayons. La fraîcheur – toute relative – de la fin de nuit est donc vite chassée, et mes premiers coups de pédale se font déjà au chaud. Je reprends la piste là où je l’avais laissée hier, c’est à dire bien trop loin du prochain tronçon goudronné. Peu après, une voiture s’arrête devant moi et le couple l’occupant me donne une bouteille d’eau congelée, me remplit les mains de cacahuètes et repart aussi sec. Cette bouteille me sera d’une grande aide vu la chaleur de la journée : le prochain ravitaillement en eau est dans 80km, et je serais probablement à sec bien avant… Je fais ma première pause au niveau d’un pont où une petite rivière a creusé une profonde gorge dans le basalte noir ; au moment de repartir arrive Santiago, un argentin à vélo qui avait dormi à proximité. Son équipement est à des années lumières du mien, et pourtant il fait sa centaine de kilomètres quotidiennement, comme quoi… (je flatte malgré moi mon ego en considérant qu’il reste sur des routes goudronnées et bien plus faciles que mes choix d’itinéraires)

Nous roulons ensemble, ce qui me permet d’être témoin de sa première crevaison et de lui fournir un cours express sur la pose de rustine. En échange, il m’instruit sur les grands libérateurs de l’Amérique latine (d’après lui, San Martín, O’Higgins et Bolívar) et sur quelques histoires Argentine (notamment leurs saints populaires comme

Gauchito Gil

). Heureusement que nous trouvons de quoi passer le temps, car la piste est particulièrement mauvaise, avec une couche d’une vingtaine de centimètre de gravier qui aspire nos roues ; pour ne rien arranger, le vent se lève et s’oppose à notre avancée.

Bien que Santiago aille dans la même direction que moi, nos rythmes sont fondamentalement différents : il part en fin de matinée, fait une longue siesta de plusieurs heures, mais roule longtemps en soirée et début de nuit. Nous nous arrêtons donc pour manger ensemble, mais je repars seul. Il reste pas mal de kilomètres jusqu’au prochain village et je suis presque en rade d’eau, donc je veux essayer d’arriver assez tôt. Malheureusement, le vent continue de forcir et je peine sur cette mauvaise piste. Seul, enfoncé dans du gravier, écrasé sous la chaleur, asséché et ralenti par le vent, j’ai un instant de découragement. J’en ai marre de peiner, d’être un forçat sur mes pédales ; je veux pouvoir rouler facilement. Juste une fois, j’ai envie de voler sur du bon goudron, d’avancer sans me prendre un mauvais vent de face ou une piste defoncée, de pouvoir faire beaucoup de kilomètres comme j’avais pris l’habitude de faire en France. Depuis que je suis parti d’Ushuaia, les journée vraiment faciles – c’est à dire beaucoup de kilomètres sans me fatiguer exceptionnellement – se comptent sur les doigts d’une main. J’ai choisi de partir contre les vents dominants et mes choix d’itinéraires impliquent souvent les routes plus difficiles : je suis un Sisyphe volontaire, mais au milieu de cette pampa brûlante je vacille, les larmes aux yeux.

Mais il n’y pas d’abri contre le vent qui n’a aucune pitié face à mes états d’âme, et je manque cruellement d’eau. Je n’ai pas le choix, je dois enterrer mon découragement sous une volonté de façade et continuer, petit à petit, à coups de pédales contre les rafales. Enfin je vois Bardas Blancas, perché sur une petite colline. Je me force à ne pas m’arrêter jusqu’à ce que j’arrive dans la petite ville, où je sais qu’il y a un robinet. L’eau est chaude et sent le caoutchouc, mais a aussi le goût de la délivrance. Je décide de m’arrêter là, après ces 80km de souffrance, et de me réfugier dans un camping qui est la promesse d’un abri contre le vent et d’une fenêtre vers un monde plus joyeux et innocent grâce au Wi-Fi.

Je quitte la route 40 pour me tourner vers l’ouest et le Chili. Pour l’atteindre, il faut encore une fois passer les Andes, qui petit à petit sont de plus en plus haute. Le col de Pehuenche est à 2550m, ce qui n’est pas grand chose à côté de ce qui m’attend dans le nord mais représenté tout de même un bon morceau depuis Barras Blancas, 1400m. La route est goudronnée et prend son temps pour monter, donc la difficulté reste contenue ; d’ailleurs une bonne partie de l’ascension se fait sur un faux plat montant, et comme le vent s’est calmé je peux progresser à une vitesse raisonnable. Je mange au niveau du col, et dès le début de la descente je réalise que je serais de nouveau en prise avec le vent. Lors d’un virage le long d’une falaise, je dois pousser mon vélo car le vent s’engouffre dans la courbe et m’empêche d’avancer. En descente sur une route goudronnée, je dois pousser. Certes ça ne dure qu’une vingtaine de mètres, mais je vous laisse imaginer tous les qualificatifs qui passent dans ma tête pour décrire ma situation.

La descente est donc moins une partie de plaisir que ce que j’avais rêvé. Plus bas, la pente est suffisamment raide pour que j’aie une vitesse raisonnable, mais dès que je dépasse les 30 je dois freiner car j’ai peur quune rafale me déstabilise et me fasse tomber. Encore une fois, psychologiquement ce n’est pas facile et je commence à être fatigué de ce vent incessant. Je m’arrête avant le bas de la descente, afin de garder une section facile pour le lendemain matin, lorsque le vent devrait être tombé.

Cette journée sera brève. Le début est plutôt rapide et presque plaisant (ça faisait longtemps), mais moins d’une heure après le départ… « tchac! ». Si vous vous demandez ce que c’est que ce bruit, dites vous que je me suis posé la même question. Puis mon vélo s’est mis à freiner tout seul. Un moment d’investigation plus tard, je trouve le coupable : un rayon de ma roue arrière a sauté. La roue est trop voilée pour que j’aille où que ce soit, alors je me prépare à tenter un dévoilement de roue sauvage. Et là, c’est le drame : je constate que le fameux bruit n’a pas été causé par la casse du rayon, mais par la casse de la roue. J’en ai marre, rien ne va.

Je décide donc de faire du stop, jusqu’à pouvoir prendre un bus pour rejoindre une grande ville, et de là Santiago. Ça me fait un trou de 300km, mais pour le moment je n’ai qu’une envie : me poser. Je réfléchirai plus tard à la suite à donner à tout ça.

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