J104-109 : un col, des kilomètres et de la malchance

Ça fait maintenant plus de trois semaines que je suis à Santiago, et j’ai les jambes qui me démangent. Je décide donc de partir directement après ma dernière demi-journée de « travail » : comme je dois d’abord prendre un bus, la chaleur de l’après midi ne me dérange pas. Cependant, malgré mon impatience, mon départ traine un peu en longueur. Quitter le confort du repos et les nouveaux amis n’est pas si facile, mais finalement je m’extraie de ce vortex pour me diriger vers le terminal de bus – le mauvais, forcément. Un fois au bon endroit, je découvre que je dois attendre 2h pour le prochain bus. Ainsi j’arrive à Los Andes à 18h, à peine 2h avant le coucher du soleil.

Los Andes est à environ 800m d’altitude d’où part une route pour passer en Argentine. Elle traverse les montagnes par un tunnel à 3100m, mais je veux passer par l’ancien col et sa piste qui culmine à 3800m. En ajoutant les petites descentes qui coupent la montée, il y a environ 3800m de dénivelé, pour 70km. Bref, ce n’est pas la reprise la plus facile que j’aurais pu choisir. Heureusement le début n’est pas très raide et est plus un long faux-plat montant, ce qui me permet de faire assez de kilomètres pour quitter la ville. Lorsque le soleil va se coucher j’ai parcouru une trentaine de kilomètres, mais la vallée s’est resserrée et les rares endroits plats sont occupés par des habitations, et je dois me résoudre à dormir le long d’un canal qui surplombe la route. Comme souvent je dors à la belle étoile, mais je ne pense pas que ma tente aurait servi à quoi que ce soit contre le bruit des camions qui ne s’arrêtent pas pour la nuit.

Je voulais partir tôt, mais je me sens fatigué et traîne un peu au lit. Je me suis aussi remis à lire, après les premiers mois où je m’occupais autrement (soit en discutant avec mon ou ma partenaire du moment, soit en regardant des séries), et ce n’est pas très bon pour ma « productivité » : si ma lecture me plaît, il y a de forte chance qu’elle empiète sur mon sommeil… Bref, je pars alors que le soleil réchauffe déjà l’air. La route monte de plus en plus, en grandes lignes droites dans la vallée.

Il fait si chaud… Plus haut il devrait faire meilleur, mais d’ici là je dois pédaler sans m’étouffer dans l’air alourdi par tous les camions. Mon compteur déconne, il m’affiche une vitesse ridiculement faible. À moins que ce ne soit mes jambes qui ne suivent pas ? Lentement j’arrive à la première série de virages en épingle. La route quitte alors la vallée pour monter à flanc de montagne, dans un entrelac de zigzags qui ferait pâlir l’alpe d’huez. Les camions qui descendent ont les freins qui surchauffent et vont à peine plus vite que moi. Droite, gauche, droite, gauche… C’est sympa, pas le temps de s’ennuyer. L’impression de monter vite concurrence la sensation des roues collées au goudron. La sueur dans les yeux, l’odeur âcre des freins, la gorge sèche… Tout m’attaque, je lutte comme je peux. Je pédale carré, le souffle court, comptant les virages.

Je passe sous un télésiège. Je rêve de ski, de vitesse sans peine. Le ski, c’est un peu l’inverse du vélo : la partie fatiguante, c’est de freiner, pas d’accélérer. Sauf en ski de rando, mais dans l’instant je ne comprends pas ces gens qui s’imposent un tel effort physique alors qu’ils pourraient monter tranquillement en télésiège. Quelques virages plus tard, la pente s’adoucit et je peux voir autre chose qu’un mur : je suis au Portillo, petite station de ski et promesse d’un ravitaillement en eau. Il y a un hôtel, une bâtisse au luxe vieillot des années 70, où je m’arrête manger un bout. Il est tôt, je n’ai fait que 30km, mais les 1700m de dénivelé et la chaleur m’ont fait souffrir. J’hésite à repartir ou à biviouaquer au bord du lac, mais lorsque le manager m’indique que le lounge m’est disponible pour me relaxer je décide de rester. Après-midi détente et lecture. Au moment d’aller installer mon bivouac plus loin, les employés me disent que je peux passer la nuit dans le lounge. Ils me proposent même les canapés, que j’aurais accepté avec plaisir si je pouvais y déplier mes jambes. La moquette sera de toute façon parfaite pour mon matelas.

Encore une fois je traîne un peu, mais maintenant que je suis à 2800m d’altitude et sur le flanc ouest de la montagne je crains un peu moins le soleil et sa chaleur. J’ai une quinzaine de kilomètres à parcourir jusqu’au col, d’abord le long de la route qui mène au tunnel puis sur une piste. C’est un véritable plaisir de retrouver le calme du gravel. Cette piste n’existe plus que par intérêt touristique, et c’est la première semaine de reprise après les grandes vacances d’été : je suis seul. La progression est encore rythmée par des lacets, mais aujourd’hui je me sens bien mieux. Je décide quand même de prendre mon temps, parce que maintenant que j’ai dépassé les 3000m je sens vraiment les jambes.

Je suis bien aidé dans ma résolution d’aller lentement par un renard peu farouche, qui prend la pause à côté de moi. C’est à peine s’il me regarde, mais par contre il est passionné par le passage des camions en contrebas. Lorsque plus loin la pente s’éloigne de la route, je me retrouve seul dans ce paysage nu et rocailleux. Quel plaisir ! Au détour d’un lacet, une haute montagne jusque là cachée derrière une crête apparaît, son glacier brillant de toute sa splendeur. Je suis si bien ici.

Au sommet je retrouve quelques voitures, mais c’est très loin de la cohue qu’a connu Jo, qui était là la semaine dernière. Quelques glaciers nous entourent, mais la star est l’Aconcagua, plus haut sommets des amériques. Il n’a pas le même air débonnaire que la plupart des sommets andins, et même mon œil peu expérimenté comprend pourquoi son ascension n’est pas une sinécure. Le côté argentin a moins de lacets et la descente jusqu’à la route est rapide. En retrouvant le goudron je retrouve aussi le vent, mais pour une fois il est dans mon dos et j’avale la vallée à bonne vitesse malgré mon petit développement qui me fait rapidement pédaler dans le vide. Je perds un peu de temps au niveau de la douane : ils n’ont pas de case « cycliste », donc ils me font passer comme une voiture ce qui m’oblige à attendre pour l’inspection de mon « véhicule ». Comme toujours, une fois arrivé devant l’agent des douanes il fait semblant de regarder mon vélo pendant deux petites secondes avant de me laisser repartir. Plus loin la vallée tourne, et le vent se retrouve face à moi. Pour la même pente, ma vitesse passe de 55 à 30km/h. C’est toujours honnête, mais tellement frustrant. Au fur et à mesure la descente se transforme en faux-plat fatiguant. Je m’arrête dans un kiosco pour acheter une boisson fraîche et profiter du WiFi pour prendre des nouvelles : un couple de français que j’avais rencontré sur la carretera australe est à Uspallata, et Jo aussi. Je décide donc de pousser un peu plus loin que prévu pour les rejoindre, et en fin d’après midi j’arrive dans la petite ville après 110km. Les retrouvailles sont agréables mais courtes : demain nous voulons tous partir avant le lever de soleil pour profiter de la fraîcheur, donc nous allons nous coucher tôt. Uspallata marque aussi très exactement les 5000km à vélo de mon voyage. Un sixième de fait !




































7h du matin, c’est tôt. Il fait encore sombre, mais tellement frais. Je pars avec Agathe et Quentin, qui vont à Mendoza et avec qui j’ai une cinquantaine de kilomètres en commun. Nous roulons plus ou moins ensemble, profitant de l’absence de vent et de là descente pour faire du kilomètre facile. Je suis un peu plus rapide mais je les attends régulièrement : c’est sympa de ne pas rouler seul. Nous prenons une longue pause d’une heure pour manger avant de nous séparer, et ils repartent en direction de Mendoza. Aujourd’hui ils battront leur record de distance avec 110km, félicitations à eux.

Je déchante peu après après mon départ : ma roue avant se dégonfle rapidement. À Santiago j’étais passé en tubeless, et je ne détecte aucune fuite dans le pneu. J’en déduis que le montage est fautif et décide de remettre une chambre. En effet, en retirant la valve le joint se désintègre sous mes doigts… Je repars pour la seule vraie montée de la journée, mais avec ses 300m de dénivelé elle ne fait pas trop peur malgré la chaleur. Dans la descente le vent est un peu contre moi mais ça reste raisonnable. Par contre mon pneu arrière me fait le même coup qu’à l’avant, et j’utilise déjà ma deuxième et dernière chambre à air (ce détail aura son importance). Je rejoins une route parallèle à la route 40 et tourne mon guidon plein sud : je veux rejoindre Barras Blancas, où j’étais passé il y a environ un mois. C’est plutôt plat, le vent est neutre : je peux faire du kilomètre. Je rejoins la route 40, qui est ici une deux fois deux voies mais qui a un bas côté aussi large qu’une voie : je suis loin de la tranquillité de la piste du col, mais je ne me sens pas en danger. Je roule ainsi jusqu’au coucher du soleil, moment où je me retrouve comme un con entre champs cultivés et clôtures barbelées, sans endroit où biviouaquer. Je m’écarte de la route, mais c’est peine perdue et je dois me résoudre à demander dans un petit village. On m’indique que je peux dormir dans le jardin du dispensaire. Ce n’est pas parfait, mais ai-je le choix ?














La nuit fut mauvaise. Les bruits du village et la lumière ambiante, j’aurais pu faire avec ; mais les chiens qui se battent à quelques mètres de moi, c’est un peu trop. Au moins je ne traîne pas avant de partir. Normalement, aujourd’hui je peux battre mon record de distance (qui accessoirement date de la veille, avec 185km). Certes il y aura un long faux plat montant avec 1000m de dénivelé, mais le vent devrait m’être favorable et la pente rarement trop pénalisante, donc autant en profiter. Je n’ai absolument aucun intérêt pour cette section, qui ne représente que la jonction pour boucher la partie qu’il me manque, alors autant aller vite.

Enfin, ça c’est la théorie. En pratique, ça donne une crevaison moins de 30 minutes après mon départ (il y a beaucoup d’épines dans le coin, je passerai 5 minutes à en retirer une dizaine de mes pneus). Heureusement je trouve immédiatement le trou et je repars assez rapidement. Je passe un dernier village qui marque la fin de la verdure. Fini les cultures, maintenant c’est 160km sans un village, sans eau ni nourriture, sans ombre. C’est la pampa.

J’ai des sentiments très ambivalents envers la pampa. C’est vide et nu, et psychologiquement ce n’est pas toujours facile. Pour ne rien arranger, j’ai souvent eu à lutter contre le vent, ce qui rend cet environnement déjà pas très accueillant encore plus hostile. Mais j’aime aussi la simplicité du voyage dans la pampa : la même route sur des centaines de kilomètres, sans distractions ni problème d’orientation. Le cycliste est seul face à l’immensité de rien, et donc face à lui-même. Rien ne rompt la monotonie des coups de pédales qui hypnotise ; on ne peut pas se tromper de route, alors on se perd au plus profond de soi. Pas de col, pas de village, pas de point touristique, mais seulement cet objectif caché loin derrière l’horizon : la pampa est le lieu idéal pour méditer, parce quon ne peut faire rien d’autre.

C’est ainsi que j’avance vers l’horizon. Je dois au moins atteindre le premier village, sinon je n’aurais pas assez d’eau pour la nuit ; mais je suis plus lent qu’escompté. Le faux plat montant fatigue plus que de raison. Heureusement le vent se lève, et comme prévu il me pousse. J’ai tellement râlé contre lui, mais enfin c’est mon allié. Enfin, ça c’est jusqu’à ce que je crève. Je retire la chambre à air, mais impossible de localiser le trou. Aucune des techniques qui me sont disponibles (écouter, sentir le flux d’air avec les lèvres, renifler l’odeur caractéristique de l’air caoutchouté) ne fonctionne : le vent empêche tout. Je regonfle et pars, espérant un miracle qui ne vient pas. Je reessaie quelques kilomètres plus loin. Cette fois-ci c’est ma pompe qui se sépare en deux entre mes mains, inutilisable. Suis-je maudit ? Est-ce écrit que je ne pourrais pas faire cette section en paix ?

J’ai fait 110km aujourd’hui, mais la prochaine ville où je pourrais trouver de quoi réparer est toujours à une centaine de kilomètres. Pas le choix : je dois faire du stop. Je sais déjà qu’il me sera difficile de revenir ici pour faire les kilomètres manquants. J’ai trop envie d’aller vers le nord, j’en ai marre de cette section où rien ne va et où il n’y a rien à voir. Je dois attendre un petit peu au vu de la faible circulation, mais je suis pris relativement rapidement et j’arrive à Malargüe en début de soirée. Je me pose dans un hostel, puis vais acheter une pompe dans le seul magasin de vélo de la petite ville. J’aurais bien pris des chambres à air aussi, mais ils n’ont pas ce qu’il me faut. Je termine ma soirée en réparant enfin ma roue. Demain, je termine vers le sud, et tant pis pour les 100km qu’il me manquera.










Je dois donc finir avec 70km. C’est assez simple : montée progressive de 800m, descente rapide jusqu’à Barras Blancas. Le ciel est couvert, la température est raisonnable – du moins au début -, la route goudronnée, le vélo léger : je ne traîne pas. Dans chaque coup de pédale se ressent mon envie d’en finir. Le passage du col se fait par une portion à la pente plus marquée, mais ensuite j’entame la descente. Finalement j’arrive au village. J’y étais il y a un mois : qu’elle mouche m’a piqué pour que je veuille y revenir ?

Encore une fois il y a peu de circulation, et je dois attendre deux heures en plein cagnard pour être pris en stop. J’ai de la chance, il parle anglais. Il en profite pour m’expliquer à quel point les péruviens conduisent mal, tout en coupant à toute bezingue les virages. C’est vrai que jusque là j’ai assez peu eu à me plaindre des conducteurs chiliens ou argentins. Il me dépose à Malargüe. Je retourne à mon hostel. Demain, je prends deux bus pour aller à Mendoza. Et enfin, il sera temps d’aller vers le nord.






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