Lorsque je suis rentré précipitamment de mon voyage à vélo en Amérique du Sud, j’ai eu un long moment de flottement. Comme tout le monde, mes perspectives étaient brouillées par la persistance des menaces du Covid. Couvre-feu, confinements, fermeture des frontières… Tellement de choses semblaient se mettre entre moi et ce que j’aime faire : voyager. J’ai donc vécu quelques mois difficiles avant de me résigner à reprendre mon travail d’avant mon départ. Mais cela ne suffisait pas : j’avais besoin d’un réel objectif, quelque chose d’ambitieux qui m’aiderait à garder le cap mentalement et à garder la ligne physiquement. C’est ainsi qu’après quelques mois d’hésitation je me suis inscrit à la Race Across France 2500, une course de vélo en semi-autonomie (il y a 3 bases de vie sur le parcours) partant de Cannes et arrivant au Touquet en passant par les Alpes, le Charolais, la vallée de la Loire puis la Normandie.
La Race Across France (RAF) propose plusieurs parcours de 300km (en 24h max), 500km (36h), 1100km (5 jours) et 2500km (10 jours). Comme je voulais quelque chose me forçant à me dépasser et à m’entraîner un peu sérieusement, j’ai d’office éliminé les deux distances les plus courtes qui me semblaient relativement accessibles vu mon expérience de voyage à vélo. Bien sûr, j’aurais pu choisir de m’ajouter un objectif de temps plus ambitieux, mais mon tempérament m’entraîne plus vers la longueur que la vitesse (probablement car je n’ai pas un physique de sportif, donc aller vite n’a jamais vraiment été dans mes cordes). Le 1100km correspond à la traversée des Alpes, et avec ses 21000m de D+ il n’est pas une sinécure. Mais quitte à me préparer, autant directement me lancer dans le grand bain et ne pas avoir de regrets.
On a vu plus reposant comme vacances…
Si au moins c’était plat, mais même pas !
C’est comme ça qu’un chaud vendredi de juillet je me retrouve dans un stade de Mandelieu-la-Napoule, au bord de la Méditerranée. Mon vélo porte une plaque verte indiquant que je suis un concurrent du 2500, et en attendant le départ je tourne désœuvré à la recherche d’un coin d’ombre pour une sieste. Dans ma tête s’affronte l’incrédibilité d’être enfin au jour pour lequel je me suis tant entraîné et le sentiment que je ne suis pas prêt, que ce n’est pas déjà là… Presque un an à faire du home-trainer à en épuiser la chaîne Youtube d’Arte, à aller rouler tous les week-ends toujours plus loin, plus haut mais pas forcément plus vite, ça laisse des traces et je n’arrive pas vraiment à réaliser que c’est enfin là.
Je discute avec quelques autres concurrents, un peu comme un étudiant qui tenterait de se renseigner du contenu d’un examen juste avant l’entrée dans la salle. Les néophytes comme moi ont tous le même discours : terminer ce serait bien, peut-être aller un peu plus vite, on verra, c’est si long… Les anciens savent à quoi s’attendre donc ils ont moins de craintes d’afficher leur objectif. Moins de 7 jours pour les meilleurs (la gagne se jouera en 5 jours et une dizaine d’heure), ou même simplement finir pour ceux qui reviennent après un abandon. Avec plus d’un tiers de concurrents qui n’arriveront pas au bout, c’est une possibilité qu’il ne faut pas écarter. Dans tous les cas, je me compare forcément aux autres : tous semblent plus affûtés, plus expérimentés, plus prêts et plus confiants que moi. Le syndrome de l’imposteur me rattrape et je me demande bien ce que je fais là, si je suis bien à ma place. Le voyage à vélo m’a-t-il vraiment préparé à rouler avec ceux qui ont fait 10 ans de vélo en club avant de se tourner vers la longue distance ?
À force de tergiverser et après quelques siestes entrecoupées de coup de derniers coups de fil, je me retrouve sur la rampe de départ. Speaker, spectateurs, balise GPS me suivant à la trace… Pour la première fois le vélo est une chose sérieuse. Ce n’est plus moi seul dans mon coin, mais bel et bien une épreuve où je ne pourrais pas choisir mon parcours ni mon rythme. Toutes les 1min30 un participant s’élance et disparaît dans la nuit. Nous sommes 97 à partir, je pars à 22h – pile l’heure à laquelle je me couche habituellement. Ça y est, c’est à mon tour…
Quelques spectateurs sont encore là et je me fais applaudir lorsque je m’élance. Sensation étrange. Quelques mètres plus loin le tapis rouge s’arrête et je m’engage sur la route. Phares allumés, GPS activé : ça y est, je suis lancé ! Les premiers kilomètres sont plats, mais rapidement la route s’élève, le rythme ralenti. Je n’ai pas tellement l’habitude de rouler de nuit et les pentes s’estompent dans l’obscurité et l’euphorie du départ donc je me fie à mon GPS et la vitesse ascensionnelle pour trouver le bon rythme. Je suis quand même légèrement plus rapide que d’habitude, ce qui ne m’empêche pas de me faire doubler trois fois pendant la première heure… La course est longue et est essentiellement contre moi-même donc je ne panique pas, mais lorsque je double enfin d’autres concurrents à la faveur du col du Ferrier ça me redonne un peu le moral. Je passe la nuit à rouler à bonne allure (pour moi), discutant ici ou là quelques kilomètres avec d’autres participants. De temps en temps nous croisons des cyclistes allongés dans des endroits improbables pour une courte sieste, et même un concurrent ayant déjà un problème mécanique. Dans les gorges du Verdon, au plus profond de la nuit mais sous une éclatante pleine lune, je me fais doubler par Clément Clisson, vainqueur de l’année dernière et parti dernier, 1h30 après moi. À peine le temps de dire bonjour qu’il est déjà loin : part-il lui aussi vraiment pour 2500km ?!
J’essaie de tenir jusqu’au lever du soleil mais je fatigue sérieusement. Les jambes tournent toujours mais mes yeux ne veulent pas entendre raison et se ferment tout seul (à moins que ce soit eux qui aient raison ?). Je m’octroie une petite pause de 22 minutes peu avant Oraison : 7 minutes de retour au calme puis 15 minutes de sieste, ça fait du bien. Oraison, au km 183, marque mon premier arrêt boulangerie de la RAF. C’est le début du métronome : quelques heures sur le vélo, une pause viennoiserie et/ou sandwich, et on recommence. Le parcours est maintenant beaucoup plus plat après un début en fanfare, avant un dernier petit col qui n’en finit pas puis la descente sur la plaine devant le Ventoux. Je fais une pause repas à la base de vie n°1 et je repars à 14h. C’est donc une heure plus tard, sous une chaleur écrasante et l’assourdissant bruit des cigales que je commence l’ascension du géant de Provence. L’odeur âcre des freins à disques des voiture masque la douceur des lavandes. J’ai si chaud, c’est si dur… Il y a deux semaines j’avais fait trois ascensions du Ventoux en une même journée et c’était passé plutôt tranquille, mais là j’accumule les pauses. La fringale me rattrape pour de bon peu avant chalet Reynard, m’obligeant à faire une longue pause pour que je me force à avaler quelques barres. Malgré tout je double d’autres participants. Certains marchent, d’autres font autant de pause que moi. Cette journée fera des dégâts, et plusieurs abandons pour insolation ou fringale auront lieu.
Au sommet je discute rapidement avec l’orga qui attend déjà les concurrents du 300 qui finissent là, puis je descends – prudemment, car un participant a chuté et est à l’hôpital avec une clavicule en moins. À Malaucène je mange en compagnie de 3 autres coureurs avant de repartir seul. Il est tôt, j’aimerais faire encore une centaine de kilomètres en profitant du peu de dénivelé de la suite. Enfin, je m’arrête dans un stade de foot d’un petit village, où un auvent m’offre un abri contre la pluie éventuelle qui menace. J’ai roulé un peu plus de 24h, et avec ses 422km pour 6500m de D+ c’est de très loin la plus grosse journée que j’ai jamais faite, et je m’endors en quelques secondes.
Défilé de lumières dans la nuit
Dans la plaine avant le Ventoux
Dans la montée du Ventoux – photo prise par Quentin Iglesis pour la Race Across France
Malgré tout mon sommeil sera agité et peu réparateur. Est-ce l’excitation, la chaleur ou les petites douleurs qui sont déjà là ? Je ne sais pas trop, mais lorsque le réveil sonne quelques petites heures plus tard je n’ai pas l’impression d’être prêt pour ce qui m’attend. Ça ne m’empêche pas de me préparer en vitesse et de me remettre en route. Ici où là quelques lumières clignotent, indiquant d’autres participants bravant la nuit : jamais je n’ai vu autant de cyclistes à 3h30 ! Le parcours est vallonné pour rejoindre la vallée de la Drôme au niveau de Crest, où je me pose quelques minutes sur un banc pour tenter de lutter contre la fatigue. Un peu plus tard, alors que le soleil commence à se lever dans le long faux-plat montant vers Die, je m’effondre assez littéralement dans le fossé pour une sieste d’urgence. Les jambes sont là, mais qu’est-ce que je suis fatigué !
Après une pause boulangerie à Die j’attaque le long mais facile col du Rousset. J’arrive en territoire connu : j’ai parcouru le Vercors dans tous les sens, à pied comme à vélo, donc je sais à quoi m’attendre. La montée a aussi l’avantage de faire remonter mon rythme cardiaque et me réveiller un peu. J’enchaîne sur le plateau en compagnie d’un autre concurrent avec qui je passe le petit mais mesquin col de la Chaux. Le panneau du col est à un ou deux kilomètres de la fin réelle de la montée, c’est un enfer. Heureusement qu’ensuite c’est une longue et belle descente jusqu’à St Jean en Royan, seconde base de vie du parcours et fin du parcours 500km. J’y mange un bout, tente inutilement de faire une sieste et perd un temps fou à ne rien faire avant de me lancer dans ce que je sais être l’une des portions les plus difficiles mentalement de la RAF : d’abord la lente montée en plein cagnard vers Villard-de-Lans par les gorges de la Bourne avec leur flot ininterrompu de voitures et motos, puis les 40km de route très fréquentée en faux-plat montant jusqu’à Bourg d’Oisans. C’est l’enfer, d’autant que je me tape une nouvelle fringale à mi-chemin, ce qui m’oblige à une longue pause à ras des voitures. J’ai vraiment du mal à m’alimenter correctement lorsqu’il fait chaud, et mon compteur a affiché jusqu’à 36° dans la montée de Villard…
J’arrive à Bourg d’Oisans avec environ 2h de retard sur ce que j’aurais pu espérer, donc j’hésite à monter l’Alpe d’Huez dès ce soir. Je mange un bout en profitant d’être le dernier client d’une épicerie fermant à 20h, puis je me décide à continuer : si je ne le fais pas aujourd’hui, demain sera une trop grosse journée en plus d’être un autre jour. Je traîne quand même un peu et je ne repars qu’un peu avant 21h, montant lentement alors que la nuit tombe en vitesse. L’Alpe d’Huez fait honneur à sa réputation mais je ne me sens pas si mal que ça grâce à mon train de sénateur surchauffé. Au sommet je rencontre Anthony, un autre participant qui vient de réparer une crevaison causée par un méchant nid de poule. Nous discutons quelques instants et il décide de me suivre, mais au moment de reprendre son vélo il se rend compte que la seconde roue est elle aussi crevée. Je le laisse à ses déboires et traverse la station à la recherche d’un endroit où dormir. Je termine à côté des caisses, après 250km et 4500m de D+. Entre la chaleur et la fatigue déjà présente, il m’a fallut 19h30 au total pour réaliser ça, ce qui est bien plus que ce dont je me sais capable.
La célèbre route de la Combe Laval
Base de vie – sont-ils encore en vie ?
La nuit est bien meilleure que la première, peut-être parce qu’il fait à peine plus de 10° et que ça fait un bien fou. Je m’octroie 7h de sommeil et repars au petit jour pour passer le col de Sarenne, court mais qui réveille bien. Après une descente rapide et un peu technique je me lance dans le Lautaret, roulant comme tout. Aucune difficulté si ce n’est ne pas m’arrêter trop longtemps à la Grave, où je m’avale un melon entier en guise de petit-déj. Le Galibier offre un peu plus de résistance, mais je fais une partie en discutant avec d’autres participants puis je termine à mon rythme. Au sommet je retrouve Anthony que je vois filer à toute allure dans la descente. Pour un breton il descend vite le bougre !
Je m’arrête quelques minutes à Valloire m’acheter de l’ibuprofène : mes genoux sont très douloureux et deviennent un peu trop handicapant. Les cachets améliorent légèrement les choses, mais jusqu’au bout ces douleurs seront très problématiques pour moi. Je mange avec Anthony à St Michel de Maurienne et nous remontons ensemble l’interminable vallée de la Maurienne. Heureusement la monotonie en est brisée par un passage par Aussois et son horrible montée où on a bien trop chaud : 31° au compteur et pas d’ombre, ça fait mal. Une petite descente qui n’en est pas une plus tard et nous faisons une pause à un bureau des guide qui accueille les participants. Le ciel est mi-bleu, mi-noir donc nous ne savons pas trop si nous pourrons passer l’Iseran au sec, mais nous repartons plein d’espoir. La route est très irrégulière, alternant des faux-plats roulants et de petites montées qui piquent jusqu’à Bonneval sur Arc. Anthony et moi laissons partir un autre concurrent (Florian, qui reviendra plus tard dans le récit) pour manger un bout puis nous lançons à l’assaut du plus haut col routier de France alors que quelques gouttes commencent à tomber. Nous faisons ainsi les premiers kilomètres sous l’orage histoire de nous rafraîchir avant que le soleil revienne plus ou moins. Tout brille de la douce lueur humide du soir autour de nous. C’est beau mais c’est long, et nous arrivons au sommet vers 20h alors qu’il ne fait plus que 5°. En quelques centaines de mètres de descente sur la route détrempée nous sommes mouillés de la tête au pied, et rapidement Anthony me dit qu’il va se prendre une chambre d’hôtel à Val d’Isère et que je suis le bienvenu si je le souhaite. Je fais semblant d’hésiter le temps de deux frissonnements, et rapidement nous voici à la porte de ce qui nous semble être le paradis. Après ces 180km et 4500m de D+ (encore une fois moins que ce que je pensais faire) nous décidons de profiter de petit-déjeuner de l’hôtel et donc de faire une longue nuit.
Dans la descente du col de Sarenne
Vu sur les Ecrins depuis la montée du Galibier
Je m’attendais à détruire le buffet du petit-déjeuner, mais finalement je reste raisonnable. La journée sera longue, partir avec le ventre distendu ne me semble pas si sage que ça même si les premiers kilomètres ne sont qu’une longue et inintéressante descente vers Bourg Saint-Maurice. Comme la veille, il s’agit de passer le plus de cols possibles avant les orages probables donc Anthony et moi nous séparons pour aller chacun à notre rythme. Je le retrouve au sommet du Cormet de Roselend ou nous mangeons un sandwich bien trop cher pour ce qu’il est avant de le perdre pour de bon dans la descente. J’enchaîne avec les Saisies, à mon allure : lentement mais sûrement devient mon adage favori, représentant ma stratégie (plus par défaut que par réel choix, soyons honnête). De toute façon, même si j’avais les jambes pour aller plus vite mes genoux sont toujours aussi douloureux et mon avancement devient un savant compromis entre ma forme, mes articulations et ma fatigue. Une descente plus tard je me retrouve dans la vallée de l’Arve, à quelques kilomètres d’où j’ai grandi. La route est passante et il fait chaud : quelle horreur. Vivement que je quitte tout ça, même si ça marque le début du fameux col de la Colombière, qui est le dernier col « officiel » des Alpes de RAF – heureusement, parce qu’il pique. Les premiers kilomètres ont la réputation d’être plutôt faciles, mais c’est uniquement comparativement au long mur interminable final. Comme toujours j’écoute des podcast : cette fois-ci j’entends le vainqueur de l’année précédente expliquer qu’il prévoit large en terme de développement avec son 34-30. Pendant ce temps je suis à la recherche de plus petits pignons qui n’existent pas sur mon 34-34 et je souffre. Décidément, on ne fait pas la même course lui et moi… Pour ne rien arranger, un court mais violent orage me rattrape à moins d’un kilomètre du sommet et je termine trempé.
Heureusement maintenant il ne s’agit que de descendre et de contourner un bout du lac d’Annecy pour arriver à la 3ème et dernière base de vie. J’y arrive en début de soirée, fatigué comme rarement. Elle marque la fin du parcours 1100km et des Alpes. Avant mon départ j’avais rêvé d’y arriver un peu plus tôt pour pouvoir continuer un peu avant la nuit, mais maintenant je me contente très largement des presque 4 jours qu’il m’a fallut. Je regarde avec jalousie les concurrents du 1100 qui s’effondrent de joie et de fatigue : pour eux c’est fini, pour moi il reste 1400km. Une petite voix me dit que j’aurais dû être raisonnable, m’inscrire sur le 1100… Mais une autre voix et mon ego me disent que je vais faire mieux qu’eux, que je vais véritablement aller au bout de moi-même. En attendant je vais manger une pizza avec Anthony et Florian, je discute avec d’autres participants, avec le staff, je tourne en rond… Bref, je perds du temps avant d’aller me coucher.
La fatigue commence à se faire sentir chez tout le monde
Les lits de camps étaient largement moins confortables que mon matelas et la nuit n’a pas été aussi reposante qu’elle aurait dû l’être. En plus Anthony et moi avons décidé de partir (très) tôt pour faire une bonne journée nous permettant de laisser derrière nous tout semblant de dénivelé. Nous partons à 3h50 ; à 4h il commence à pleuvoir. A 4h45, dans le col de Leschaux, c’est le déluge. Nous nous réfugions sous un abri bus. La pluie ne faiblit pas, les températures chutent et nous sommes trempés : nous nous résignons à sortir les couvertures de survie. Je dors quelques minutes à même le sol alors que l’eau dégouline tout autour de moi. Le jour se lève et les rares conducteurs qui passent peuvent voir deux pauvres hères frigorifiés attendant des jours meilleurs. Finalement nous avons l’impression que la pluie se calme et nous repartons en direction d’une promesse de chaleur et de viennoiseries dans une boulangerie plus bas, où nous passons beaucoup trop de temps. La pluie s’est définitivement arrêtée lorsque nous repartons, mais il est déjà 8h passée. Nous sommes partis de la base de vie il y a plus de 4h, et nous n’avons avancé que de quelques kilomètres : très mauvais calcul de notre part. Dans la descente vers le lac du Bourget nous nous séparons car Anthony a quelques problèmes gastriques à résoudre, mais il me retrouve au bord du lac, alors que je suis avachi sur un banc. Mes yeux se ferment tout seul, et même si mes jambes tournent à peu près la fatigue rend les choses très difficiles pour moi. Nous passons le col du Chat ensemble, traversons la plaine du Rhône avant d’attaquer un petit col dans le Bugey. C’est le dernier vrai col de la RAF, mais je le monte seul car Anthony ne va pas mieux et ralenti franchement.
Je suis maintenant pas très loin de Lyon, que le parcours contourne largement par les Dombes. J’habite par ici, ce sont des routes que je connais. Mais plutôt que de m’aider, ça m’enfonce. Je suis fatigué comme jamais, le moral a été emporté par l’orage de ce matin, j’ai mal aux genoux… Rien ne va. En plus je me fais doubler par des concurrents partis du lac d’Annecy plusieurs heures après moi et qui avancent beaucoup mieux grâce à une meilleure nuit et surtout parce qu’ils ont évité l’orage. C’est si dur… Des pensées charognardes tournoient dans ma tête, attaquant sans répit mes restes de volonté. Tiens, si je tourne à gauche je peux prendre la Via Rhona jusqu’à Lyon… Dans une petite heure je peux être chez moi, dans mon lit, et laisser tout ça derrière. J’ai déjà fait 1200km et ai traversé les Alpes, c’est déjà très bien non ? Pourquoi continuer ? J’ai juste envie d’abandonner.
Avant de partir je m’étais dit que si je voulais quitter la course j’attendrais 12h avant de définitivement prendre la décision, quitte à ne pas avancer en attendant et juste dormir. Je ravale donc mes fantasmes d’abandon et je continue comme je peux. Je suis lent, sans volonté, mais je suis toujours là et c’est ce qui compte. Plutôt que de rêver du retour à la maison, j’essaie d’imaginer l’inverse, les choses négatives qui vont de paire avec l’abandon : la déception qui m’envahirait dans quelques jours, devoir annoncer ça à tout le monde, et finalement la question irrésolue : en étais-je capable, ou ai-je réellement eu les yeux plus gros que le ventre ? Je me rappelle aussi que je me suis inscrit sur la RAF parce que je n’ai pas pu terminer mon voyage aux Amériques, et deux échecs successifs ça ferait beaucoup. Je dois continuer par tous les moyens ! Je tente de faire une petite sieste mais en quelques minutes un nuage de moustiques vient me remotiver à avancer. Lorsque je me relève je vois Florian et Pierre passer et je décide de partir derrière eux. En essayant de les suivre j’espère pouvoir débrancher mon cerveau et juste avancer. Je les rattrape au village suivant et nous roulons de concert. Rapidement je me réveille et reprends des forces mentalement. Nous prenons quelques relais – en dépit des règles qui l’interdisent, mais comme nous sommes infiniment loin de jouer la gagne nous nous convainquons que nous ne sommes pas vraiment concernés – et nous roulons à vive allure. Nous faisons même la course avec deux tracteurs aux remorques chargées de botte de foin qui ont du mal à dépasser les 30km/h. Je rigole tout seul en pensant aux voitures coincées derrière un peloton de trois cyclistes et deux tracteurs, mais je continue à forcer sur les pédales.
Florian va être hébergé chez un ami qui habite à Geugnon, de l’autre côté du Charolais, et il l’appelle : c’est bon, il y a de la place pour trois. Revigoré par cette nouvelle et revivifié par la compagnie, je me sens tellement mieux et j’ai l’impression que je peux rouler toute la nuit. Heureusement, parce que Geugnon est encore loin, et le Charolais a mauvaise réputation : c’est interminable, jamais plat, et un véritable calvaire pour le mental. Nous l’attaquons alors que le soleil se couche. Les deux premières bosses passent toutes seules, puis il fait nuit. On avance, on avance, mais on ne se rapproche pas. Mes souvenirs de cette soirées ne sont qu’un brouillard masquant une montagne russe sans fin. Ça monte, ça descend et ça recommence. A un moment il ne nous reste « que » 35km. C’est probablement les 35km les plus longs de ma vie, mais finalement, après 330km et 3500m de dénivelé positif, nous arrivons enfin à Geugnon. Il est 1h du matin, ça fait 21h que je suis parti et même si je n’ai roulé que 15h je suis dans un état de délabrement avancé. Notre objectif est à un ou deux petits kilomètres hors trace, mais nous sommes si fatigués que nous devons nous mettre à trois pour trouver dans quel sens aller. Notre hôte est lui aussi un cycliste d’utra-distance, et il nous a préparé lits, multi-prises, douches et un repas gargantuesque à base de taboulet et lasagnes. On ne demandait pas tant, mais on avait bien besoin de ça.
Anthony fait l’homme météo pour vérifier s’il pleut encore
Nous repartons ensemble le lendemain après une bonne grasse matinée : départ à 7h30, longtemps après le lever du soleil et mon heure de départ habituelle. Assez rapidement nous nous séparons, chacun allant à son rythme et suivant autant les méandres du parcours que celles de son mental. Il y a encore quelques vallonnements puis enfin c’est Nevers et la vallée de la Loire : maintenant c’est tout plat, tout droit. Nous passons la journée à nous doubler mutuellement, passant parfois quelques kilomètres ensemble mais je reste majoritairement seul. Je passe quelques coups de fil pour tenter de faire passer le temps plus vite. C’est une nouvelle course qui a commencé, course qui n’est plus dictée par les cols des Alpes mais uniquement par les villages interchangeables que je traverse. Cette monotonie laisse plus de place aux questionnements, et même si mes envies d’abandon sont reléguées au second plan je dois puiser au fond de moi et me rappeler pourquoi je suis là. Je me rêve déjà sur la ligne d’arrivée, heureux et fier ; je contemple le chemin parcouru depuis mon retour d’Amérique et la période difficile qui l’a suivi. Initialement, la RAF n’était qu’un moyen de me motiver, un peu comme un examen pour vérifier que j’ai été assez sérieux. Mais maintenant c’est plus que ça : je me suis trop investi émotionnellement, j’ai trop claironné que j’allais le faire pour que je me permette de tergiverser. Il y a trop de personnes qui me suivent à la trace grâce à ma balise : la famille, des amis, des collègues, et même des connaissances des internet. Certes je fais la course avant tout pour moi, mais ce serait mentir de dire qu’il n’y a pas une part d’ego dans tout ça, et ma fierté vient, en petite partie, colmater les brèches créées par la fatigue et la douleur. Alors j’avance, lentement et pas si sûrement que ça.
A 19h, je me rends compte que mon gilet jaune s’est fait la malle. C’est embêtant pour moi qui avait prévu de rouler jusque tard dans la nuit. Je perds un peu de temps dans une petite ville à essayer d’en trouver un, mais il est déjà tard. Heureusement, plus loin je trouve un garage encore ouvert où le propriétaire aimable comme une porte de prison me vend « au prix que je le souhaite » (ce sera 2€) un gilet. Rassuré, je me lance dans une nouvelle longue nuit en direction d’abord du château de Chambord puis de Blois. Je passe un long moment au téléphone avec une amie, ce qui m’aide beaucoup mais me fait légèrement baisser le rythme aussi – malgré tout ça reste largement rentable. Je voulais avancer le plus possible car du gros vent est annoncé pour le lendemain, mais la fatigue me fait trop ralentir et avec la fraîcheur de la nuit je n’arrive plus à maintenir les genoux chauds, ce qui intensifie mes douleurs. Je me résous à m’arrêter vers 1h30 dans un bois après Blois, après 340km. Comme toujours, vu le profil de l’étape j’avais espéré pouvoir faire plus mais la fatigue, mes genoux et l’accumulation de petites pauses m’ont fait perdre trop de temps.
Mon premier réflexe lorsque je me réveille est de regarder le traqueur pour voir où sont les concurrents autour de moi. Florian a dormi à Blois et, grâce à son départ très matinal, n’est plus très loin, donc je me dépêche et ressors sur la route au moment où il passe. Nous roulons sous les premiers rayons de soleil en direction de la première boulangerie puis continuons alors que le vent se lève. Dès 10h il devient trop fort pour que ce soit agréable de rouler mais nous continuons, sans sans prendre de relai mais non sans râler. Le reste de la journée sera très, très difficile, avec ce fort vent de face qui ne donne qu’envie de faire demi-tour. Nous avons retrouvé Pierre et tous les trois restons à portée de vue, se rattrapant régulièrement pour échanger quelques mots ou partager une pause. Toujours le vent nous assomme et donne l’impression d’être dans une montée sans fin et sans descente en guise de récompense. En plus la fatigue accumulée est de plus en plus sensible et je ne peux plus vraiment utiliser mes prolongateurs : une fois calé dedans, en quelques secondes mes yeux se ferment et je m’endors à moitié ! Alors je reste la tête haute, bravant comme je peux les éléments simplement pour faire plaisir à mon ego. S’il y avait eu ce vent lors du funeste jour autour de Lyon, lorsque j’étais si proche d’abandonner, je ne pense pas que j’aurais pu tenir.
Malgré tout on avance, scrutant les cartes pour essayer de trouver les rares portions où la route se tortille suffisamment pour nous laisser un répit. C’est comme ça qu’on arrive à Fougère en début de soirée. Florian va à l’hôtel, moi je vais dévaliser une supérette et mange sur un banc au milieu de terrasses remplies de badauds. Je me sens tellement déconnecté d’eux, mais si envieux… Je repars sous une averse, puis avec le soleil qui se couche face à moi – et sans le vent, qui est lui aussi allé se coucher. Comme hier, je passe du temps au téléphone pour faire passer les kilomètres alors qu’autour de moi tout s’assombrit jusqu’à ce que je sois seul dans la nuit. Enfin, j’arrive au Mont Saint Michel, petite tâche lumineuse au milieu d’une mer d’obscurité. Ça y est, j’ai fini de traverser la France, maintenant je n’ai plus qu’à aller vers le nord pour arriver au Touquet. Il y a encore du chemin, mais ça commence quand même à sentir la fin. J’en ai encore un peu sous la pédale donc je continue alors que de nouvelles averses me confirment que je suis bien en Normandie. Arrivé à Avranche j’hésite à continuer, mais le retour tenace de la pluie me convainc de rester dormir ici – mais où ? Je tourne quelques instants à la recherche d’un abri, avant de me glisser sous l’auvent de pompes funèbres : je passerai la nuit entre deux corbillards, mais il est 1h, j’ai fait 310km dont 250 avec le vent de face donc je ne fais pas la fine bouche et m’endors sans demander mon reste.
Lever de soleil en compagnie de Florian
Coucher de soleil entre deux averses
Aaaah mais c’est pour ça qu’il pleut !
Il reste moins de 500km, le vent s’est calmé et il y a peu de dénivelé. C’est donc motivé que j’émerge de mon bivouac insolite pour attaquer la dernière journée complète. Tout autour de moi respire la Normandie : les averses passagères, le doux vallonnement de la route qui serpente dans le bocage… Mais pour être honnête, j’arrive dans un trou noir. Je sais que j’ai traversé la presqu’île du Cotentin, mais je n’en ai quasiment plus aucun souvenir. La fatigue a embrumé mon cerveau, j’avance en mode auto-pilote sans enregistrer ce qui se passe autour de moi. À Isigny sur Mer je m’arrête dans un marché prendre un gros sandwich saucisses-frites que je mange sans vergogne assis sur quelques marches. J’avais espoir qu’il me réveille, mais c’est peine perdue. Plus loin, au niveau de la pointe du Hoc, je m’écarte de la route pour faire une petite sieste dont j’émerge encore plus vaseux. Je suis un robot, n’avançant que par habitude mais sans avoir aucune réelle volonté. Le parcours longe Omaha Beach et mémoriaux, musées et autres tanks jalonnent la route. Je retrouve Florian et Pierre et m’octroie une pause glace en leur compagnie, puis nous repartons vers le nord. Le vent nous est plutôt favorable, et même s’il est moins fort qu’hier nous avançons bien, traversant toutes les plages du débarquement en direction de Ouistreham. Là, un couple offre le café et de quoi grignoter aux concurrents. La tentation est grande de se poser, de profiter de l’instant le plus longtemps possible, mais je veux arriver le plus tôt possible au pont de Normandie : hors de question de le passer de nuit. Nous repartons donc, cette fois-ci en ordre dispersé. La côte est urbanisée, il y a du monde. Traversée horrible de Deauville envahi de SUV parisiens. Je fatigue, c’est interminable, heureusement que l’arrivée sur Honfleur est beaucoup plus mignonne. J’y achète de quoi tenir jusqu’au lendemain matin puis me lance sur le pont de Normandie. Pas le moment le plus agréable, mais ayant déjà franchi le pont de Saint-Nazaire je ne suis pas dépaysé.
De l’autre côté j’entre dans le pays de Caux. Vallonnements, belles maisons de pierres et petites forêts : c’est une plaisante surprise. Ce n’est pas plat, mais étonnamment ça me va – peut-être parce que ça brise la monotonie ? Les noms des villages alternent entre « Machinville » et « Truc-en-Caux ». Je m’arrête dans un petit bois où le sol n’est pas vraiment plat, mais les 320km du jours sont un bon remède contre toute insomnie qui me guetterait.
Coucher de soleil dans les blés
Village typique du pays de Caux
Ça y est, c’est le grand jour ! Il ne reste que 150km, autant dire une bagatelle – enfin bon, je dois quand même les faire. Comme toujours je pars un peu avant l’arrivée du soleil, et dans la première bosse je vois débouler Florian derrière moi. Je l’attends, et c’est ensemble que nous nous lançons dans cette dernière journée. Le parcours continue à travers les vallons du pays de Caux, puis nous passons une rivière et seul du plat nous sépare de l’arrivée. De longues lignes droites s’offrent à nous, et je sens que les jambes sont là : j’arrive à maintenir un rythme plutôt correct, surtout lorsque je me mets dans les prolongateurs. Malheureusement 20 minutes tête baissée signifient 1h à lutter contre le sommeil après, donc je dois me résoudre à rester sur les cocottes. Ça ne nous empêche pas de bien avancer, et à part une pause ravito à mi-distance nous ne traînons pas trop.
À une vingtaine de kilomètre de l’arrivée nous rattrapons un groupe de jeunes cyclistes. Ils nous félicitent : ils viennent d’Amiens pour venir voir l’arrivée de la RAF. Nous formons donc un joyeux groupe et c’est comme ça que nous nous rapprochons du Touquet. Je reste en tête, les jambes pressées d’en finir, l’excitation ayant remplacé la fatigue. Cependant, une partie de moi regrette d’être autant accompagné : j’aurais bien aimé être seul pour savourer intimement mon accomplissement, faire un peu d’introspection pour aller chercher mes pensées derrière la fatigue et la routine du vélo. Mais je n’ai pas vraiment le temps : l’arrivée est là – déjà ?! Grâce (ou à cause) des encouragements d’un membre du groupe (et finisher de la French Divide) je termine au sprint. Je vois ma sœur, l’organisateur, un petit groupe de spectateurs… Ça y est, j’ai terminé la Race Across France 2500. Il m’aura fallu 8 jours 15h, et je termine avec une dette de sommeil comme jamais, des genoux qui m’empêchent de dormir, la moitié de la main droite insensibilisée… Et ça en valait tellement la peine. Mais malgré tout, je ne ressens pas de joie particulièrement intense. Est-ce parce que j’avais tant imaginé cette arrivée que mes émotions se sont délayées en cours de route ? Ou est-ce simplement la fatigue ? Un peu plus tard dans l’après-midi, une bouffée de fierté m’envahit, comme si la réalisation n’arrivait que maintenant. Et pourtant ce n’est pas vraiment d’avoir fini qui me remplit de joie, mais bien le fait de ne pas avoir abandonner lorsque j’en avais tellement envie. Finalement, c’est cette persévérance qui restera mon souvenir le plus fort.
Pas de photo pour le dernier jour, sauf celle où je décompte les kilomètres restant
Dans la dernière ligne droite – photo prise par Quentin Iglesis pour la Race Across France
Discussion avec le fondateur de la course Arnaud Manzanini après l’arrivée – photo prise par Quentin Iglesis pour la Race Across France
Après la douche et la remise des médailles, il est temps de savourer
2 novembre 2021
Hello,
CR très sympa, instructif et inspirant !
J’étais sur la RAF 1100 cette année, et j’attends avec impatience l’ouverture des inscriptions 2022 pour la RAF 2500km, en sens inverse !!!