J54-61 : des volcans et un téléphone

C’est donc de nouveau accompagné que je quitte San Martin. Je suis maintenant avec Félix, un français de 24 ans qui est lui aussi parti d’Ushuaia (mais après avoir quitté la maison en vélo et décollé de Lisbonne). À court terme notre objectif est le même : repasser au Chili pour rejoindre la région de Pucon et commencer un autre itinéraire de bikepacking. Mais avant toute chose, il faut quitter la ville : c’est facile, mais peu agréable sur la route bondée. Heureusement nous bifurquons assez rapidement sur une piste moins fréquentée, mais cette tranquillité se paye par une montée brutale sur les contreforts andins.

Quelques jours auparavant, gonflé par le mauvais état des pistes, j’avais assez fortement dégonflé mes pneus afin de rendre la progression plus confortable. Durant la montée, je dis à Félix que la pression est trop faible et que je m’attends à tout instant à pincer une chambre à air. Vous vous doutez bien pourquoi je vous raconte ça : ma roue avant crève dans la première descente. Une réparation plus tard et nous continuons jusqu’à rejoindre une vallée inondée de lacs. Les roches prennent une tournure sombre et la végétation verdoie autour de nous, et ainsi nous savons que nous arrivons en territoire volcanique. Au moment de nous arrêter, la forêt dense nous empêche de nous cacher (le bivouac est interdit, parc national oblige) et nous devons nous résoudre à payer une petite fortune pour le camping officiel.

Arrivée en terre volcanique

Nous partons bien plus tard que j’en ai l’habitude pour pouvoir laisser les tentes sécher de la condensation nocturne. Nous passons le poste frontière argentin qui marque aussi le début d’une franche montée. La forêt luxuriante autour de nous se donne des airs de forêt primaire et laisse passer assez peu de soleil, et nous pedalons dans une terre boueuse et glissante qui ne facilite pas l’ascension. Heureusement, la descente est (pour une fois !) amusante et rapide. Elle est néanmoins entrecoupée d’un arrêt à la douane chilienne – arrêt de longue durée car nous prenons un second petit-déjeuner afin de finir le miel de Félix qui ne peut pas passer la frontière -, mais après ça nous filons à vive allure sur la bonne piste.

Dans le bas de la vallée nous retrouvons ou du goudron, ou des travaux pour goudronner. Dans les deux cas nous continuons à bien avancer jusqu’à ce que nous croisons des murs. Le premier se négocie assez facilement, mais le second consiste en 5km à plis de 10%, avec des virages qui frôlent allègrement les 20. Avec la chaleur de l’après midi et la moiteur chilienne, je souffre et sue mais mets un point d’honneur à ne pas mettre pied à terre. Du sommet, une descente rapide nous entraîne jusqu’à une petite ville touristique où nous retirons de l’argent et nous préparons pour la suite (c’est-à-dire que nous mangeons). La suite, c’est l’ascension d’un col sur les flanc du Villarica. Déjà durant la descente nous avions pu admirer sa forme caractéristique des stratovolcans (dont le plus célèbre représentant est le Fuji), et la montée nous approche un peu plus du grand cône enneigé. Heureusement que le paysage est beau, parce que l’ascension est brutale. Certes elle est en partie goudronnée, mais elle est aussi très irrégulière et les moments de calme alternent avec des rampes infernales qui terminent nos dernières forces. Nous nous arrêtons à mi-hauteur, gardant le reste des festivités pour le lendemain.

Heureusement, il s’avère que plus on monte, plus c’est facile (enfin, moins difficile). Le goudron n’est qu’un souvenir, mais la pente s’adoucit et nous arrivons progressivement dans une forêt dense et luxuriante. Le haut du col est inclu dans un parc national (c’est bien) payant (moins bien). Bienvenu au Chili, ou absolument tout est payant. Dans le parc la piste se transforme en une mauvaise jeep track, mais la forêt est plus dense que jamais et nous progressons entre les auracanias millénaires. Les auracanias (proches parents des désespoirs du singe français) sont des arbres typiques de cette région ; hauts de plusieurs dizaines de mètres, leur écorce est épaisse et résistante au feu, ce qui explique leur implantation sur les pentes des volcans. La piste serpente entre ces géants dressés et nous profitons de cette immersion dans cette forêt venue d’ailleurs. Ça nous permet de faire passer la fin de la montée, pourtant raide et mauvaise, et nous arrivons enfin au col.

Ici commence un sentier de randonnée pour monter au pied du glacier qui chapeaute le volcan. Nous laissons donc nos vélos à la garde des arbres et nous lançons dans les 500m de dénivelé. Rien de méchant, et assez rapidement nous sortons de la forêt pour arriver en Islande. Enfin, les vallées profondément vertes trahissent qu’on est toujours au Chili, mais le paysage noir et lunaire me rappelle énormément ma traversée islandaise. Nous nous approchons du cône sommital pour atteindre le glacier, noir de cendre et presque invisible ; ça tranche avec le cône d’un blanc immaculé qui nous surplombe. Un faible panache de fumé nous rappelle que ce volcan est l’un des plus actifs du Chili. Autour de nous, nous pouvons voir plusieurs autres montagnes solitaires et pointues : nous sommes au cœur de la région des volcans.

Nos vélos sont toujours là et nous permettent de descendre jusqu’à l’entrée du parc. Il est encore très tôt, mais Pucon est à une quarantaine de kilomètres et y aller ce soir ne permettrait pas d’en profiter au maximum, donc nous décidons de nous arrêter là pour arriver tôt en ville demain. Une rivière, du soleil et la tranquillité, c’est la recette du repos.

La descente à Pucon se fait à bonne allure, même si l’entrée en ville semble interminable. Nous nous installons dans un hostel conseillé par un autre cycliste rencontré en route et nous occupons pleinement à ne rien faire. Nous avons d’ailleurs besoin de plus de temps pour ça et décidons de prendre un jour de repos le lendemain. La prochaine section sera assez loin des centres touristiques et nous savons qu’il sera difficile de trouver des endroits où nous poser pour nous reposer ; sachant que ça fait deux semaines que je roule sans discontinuer, ça me semble une bonne idée de recharger les batteries avant de repartir au milieu des volcans.

Deux jours plus tard, nous ne pouvons plus repousser notre départ. Nous trainons tout de même suffisamment afin de nous laisser le temps de terminer les stocks de nourriture que nous nous étions préparés, mais vers 13h il s’agit de partir. Les 20 premiers kilomètres nous font revenir sur nos pas, mais le léger vent de dos et le repos nous font survoler cette partie qui passe finalement bien plus vite qu’à l’aller. Nous continuons sur la route goudronnée jusqu’à la bifurcation sur une piste qui doit nous rapprocher de la solitude que nous recherchons tant. Mais pour le moment nous sommes toujours environnés de quelques maisons. Et ici, qui dit maison dit chiens. Notre stratégie est de descendre de vélo dès qu’ils semblent un peu trop agressifs. Ça marche plutôt bien, mais alors que je suis en train de le faire parce que deux chiens courent vers nous derrière une clôture, l’un d’entre eux passe par un trou caché par un buisson et se retrouve devant moi. Surpris, je glisse et tombe platement. Il est aussi surpris que moi et fuit sans demander son reste. Plus de peur que de mal… Enfin, jusqu’à ce que je veuille utiliser mon téléphone qui était dans ma poche. Il est plié en deux, l’écran cassé, et définitivement inutilisable.

Un voyage au long cours implique forcément des tuiles : en voilà une belle. Mon téléphone, c’est l’orientation, la lecture, la logistique. C’est toute ma vie, et le savoir cassé me fait me sentir nu. Je réalise à quel point je suis dépendant de lui : si ce n’était pour Félix, je devrais probablement rebrousser chemin jusqu’à Pucon. Comme je ne suis pas seul, je n’ai pas besoin de trop changer mes plans – pour le moment, parce qu’il faudra bien que je trouve un remplaçant. Nous continuons donc encore quelques dizaines de kilomètres, juste assez pour me permettre de ruminer en paix, avant de camper au bord d’une petite rivière. Nous sommes en contrebas d’une étrange et grande construction en branchage (feuilles comprises). Il s’avère que c’est une sorte de temple temporaire pour les Mapuche, les natifs de ce territoire. Chose intéressante, ils étaient si bons guerriers que, du temps de la colonisation espagnole, leur souveraineté sur ce territoire a été reconnue par l’Europe. Il faudra attendre l’indépendance du Chili pour que l’armée nouvellement constituée se lance à la conquête de la patagonie.

Nous décidons de ne pas changer nos plans pour le moment. Du coup, nous avons une toute petite journée de 35km pour aller au pied du volcan Sollipulli ; cependant, ce sera sur une jeep track et nous ne nous attendons pas à aller très vite. En effet, l’enchaînement de montées très raides et de petites rivières à franchir nous fait monter assez lentement. Nous franchissons un col sur les flanc du Sollipulli, avant de redescendre de l’autre côté. Le début de la piste est un rêve : raide sans être effrayante et technique mais roulante. On prend notre pied entre les auracanias comme trop rarement on a pu le faire durant ce voyage. L’arrivée au bord de la rivière au fond de la vallée marque la fin du fun : la piste est maintenant caillouteuse, et nous devons franchir six fois la rivière en enlevant les chaussures à chaque fois. Comme en plus mon pneu arrière crève, nous prenons vraiment notre temps.

Ça fait aussi plusieurs jours que Félix est en manque de place sur la carte sd de son appareil photo. Il doit donc se rationner, d’autant plus que nous ne savons pas quand sera la prochaine ville où il pourra s’en procurer. C’est donc logiquement que je trouve par terre, sur cette piste au milieu de nulle part, une carte sd de 64go encore dans son emballage. Des fois la vie est bien faite ; sur les sentiers américains, ils diraient « the trail provides ».

Nous arrivons en milieu d’après midi au camping (gratuit, ce qui est bien une première au Chili) qui se trouve au pied du sullipulli. Ça fait plusieurs fois que je répète ce nom bizarre, il serait peut-être temps pour moi d’en parler un peu plus longuement : il s’agit donc d’un volcan dont le cône a exposé il y a quelques milliers d’années, laissant à la place un cratère de 4km de diamètre. Comme depuis le volcan s’est éteint, un glacier s’est installé à l’intérieur, atteignant une profondeur de 650m. Un sentier permet de monter sur le cratère, et les 1000m de montée semblent peu cher payé pour le paysage qui nous attend. Malheureusement, le Chili étant ce qu’il est, le sentier coûte environ 5€ – mais maintenant qu’on est là… En plus, Félix a la meilleure idée du monde : pourquoi ne pas nous lever un peu tôt pour avoir le lever de soleil du sommet ?

Et c’est comme ça que nous nous retrouvons un peu avant 4h à marcher entre les roseaux dans la nuit. Le sentier alterne d’abord entre la forêt et une coulée de lave, avant de monter franchement dans le sable volcanique. Tout est noir et étouffé autour de nous, et nous montons au son de nos souffles écourtés. La sortie définitive de la forêt marque aussi l’entrée dans le domaine du vent, qui tente de nous barrer la route. Heureusement, c’est plus facile de lutter contre lui à pied qu’à vélo, et après un dernier mur enneigé nous arrivons au sommet. Même sans le soleil, le lac de glace qui s’offre à nous impressionne. Nous nous calfeutrons derrières quelques blocs de lave en attendant le soleil, qui arrive bien plus tard que ce que nous pensions. Nous jouons avec nos appareils photo, prenons des dizaines de clichés et nous transformons en starlettes instgramables. C’est si beau que nous voulons être sûr d’avoir le parfait cliché – nous aurions pu méditer calmement sur la beauté du monde, mais le vent n’était pas coopérant pour ça.

Finalement il est temps de redescendre. Le lever du soleil a été légèrement gâché par un voile de brume (à cause des incendies sue la côte ?), mais nous avons tout de même pleinement profité des premières lueurs du jour. L’autre avantage d’être montés de nuit est que la descente, pourtant sur le même itinéraire, nous semble être une totale nouveauté. Ce paysage que nous devinions à peine s’offre maintenant à nous : de la plaine de sable noir sous nos pieds aux volcans lointains séparés par de profondes vallées boisés, nous découvrons tout pour la première fois. Il est encore tôt, nous sommes seuls et conquis : cette incartade au vélo est assurément un point fort de nos voyages respectifs.

Nous revenons au camping et nous préparons à repartir. Maintenant il s’agit de rejoindre Melipeuco, village pas trop loin mais où j’aimerais arriver assez tôt pour pouvoir prendre un bus vers une ville plus importante où je pourrais acheter un téléphone. Nous y arrivons vers midi, et à l’office de tourisme on m’indique qu’il y a un bus dans 20 minutes. Ils prennent aussi le temps de m’imprimer une carte de Temuco, la grande ville, pour me dire où descendre du bus et où acheter un téléphone ; ils me gardent même mon vélo le temps de mon aller-retour.

Ce matin nous étions seuls dans la nature, entre air pur et vent débridé ; maintenant je me retrouve dans un minibus bondé et étouffant. Je me sens perdu et fatigué. Heureusement, tout se passe bien et j’arrive à me procurer relativement facilement un téléphone équivalent à celui que j’avais. Retrouver le point de départ du bus est un peu plus compliqué (je ne parle toujours pas espagnol…), mais je me débrouille et suis de retour à melipeuco en début de soirée. Je retrouve mon vélo et Félix, et tz’te de profiter du mauvais WiFi pour préparer mon téléphone à ce qui l’attend. Demain, on attaque une nouvelle section pleine de promesses.

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